Ligue du LOL et médias : l’exemple américain, le déni français et le problème Wikipedia

Alexandre Hervaud
20 min readJun 5, 2021

Retour sur les corrections majeures apportées par le New York Times à sa couverture problématique de l’affaire “Ligue du LOL” en 2019, et les questions qu’elles posent sur la ligne adoptée par les médias français.

Le 12 février 2019, le New York Times emboitait le pas à l’hystérie collective de la presse française et publiait un article -en ligne et sur papier- consacré à l’affaire de “la Ligue du LOL”. Recyclant des accusations hâtives publiées sur Twitter et relayées illico par les médias français, ce papier s’intitulait “Facebook Group of French Journalists Harassed Women for Years” (“Un groupe Facebook de journalistes français a harcelé des femmes pendant des années”). En illustration, le quotidien avait opté pour une photo de manifestation parisienne pour la journée internationale des droits des femmes.

L’article était truffé d’accusations complotistes infondées (“ces hommes ont construit leurs carrières au détriment des femmes”), d’amalgames calomnieux (“la police française a reçu nettement plus de plaintes pour crimes sexuels l’an dernier car les victimes sont de plus en plus disposées à témoigner”) et dénué de contradictoire (aucun mis en cause n’avait été contacté) : en cela, le NYT ne faisait pas pire que la plupart des articles produits au même moment par la presse française, mais avec une résonance mondiale. L’article sera l’unique publication du quotidien américain sur le sujet.

Le 14 avril 2021, plus de deux ans après sa publication, le NYT a passé au karcher l’article en question, désormais titré “Accusations of Online Harassment Throw French Media Into Turmoil” (“Des accusations de cyber-harcèlement sèment la tourmente dans les médias français”). Pas moins de 12 passages ont été modifiés/ajoutés, le titre comme l’adresse URL ont été changés et, surtout, l’article est suivi d’un texte explicitant les corrections apportées. En quelques lignes, tout le storytelling mensonger lancé par l’article de Checknews/Libération, source de l’emballement médiatique international, est taillé en pièces :

Traduction :

Une précédente version de cet article faisait référence de manière imprécise à des accusations de cyber-harcèlement visant un groupe Facebook nommé la Ligue du LOL. A plusieurs reprises, l’article était trop général, suggérant ou affirmant carrément que l’ensemble du groupe était responsable pour des cas ciblés de harcèlement en ligne. En réalité, seulement quelques membres du groupe ont été accusés de plaisanteries obscènes, photomontages grossiers ou moqueries répétées, et non le groupe dans son ensemble. Cette caractérisation trompeuse du groupe était répétée dans le titre. La version précédente incluait un commentaire d’un membre de la Ligue du LOL qui faisait une confusion concernant l’année durant laquelle il avait créé le groupe Facebook. Il s’agissait de 2010, et non 2009. Des commentaires de certains des accusés faisaient également défaut à la version précédente.

Ces corrections du NYT atomisent la fable du groupe de cyberharceleurs coordonnés qui a coûté à plusieurs dizaines de personnes leur réputation, leur carrière, leur santé. En ciblant sans distinction plus d’une trentaine d’hommes et de femmes en raison de leur lien supposé à un groupe Facebook privé jamais dévoilé, les accusations initiales avaient entraîné un déferlement d’insultes et de menaces de mort ; de nombreux mis en cause en gardent de lourdes séquelles, plusieurs sont encore sous traitement médical. Le mea culpa du NYT n’élude pas pour autant les responsabilités, de gravité diverse, imputables à quelques individus et non à un collectif fantasmé.

[Aparté sur mon cas personnel : en 2019, sous la pression d’attaques massives en ligne, j’avais présenté des excuses à toute personne “blessée par mes mots en quasi 11 ans d’activité sur Twitter”. Quand le scandale éclate, mon compte Twitter affiche 134 000 tweets dont plusieurs teintés d’irrévérence, provocation et humour noir. Cette masse d’archives, publiques et à mon nom, est exploitable pour des recherches via mot-clé précis : du pain béni pour toute instrumentalisation tardive et hors contexte. Tout en assumant et regrettant certains tweets potaches ou virulents, j’avais néanmoins réfuté sans équivoque toute accusation de harcèlement, dont aucune ne m’a d’ailleurs directement visée : une seule personne avait déclaré à tort, dans un témoignage dont mon nom a été depuis retiré, que j’aurais “participé” à [son] harcèlement”. Cette même personne m’avait par la suite attaqué pour “dénigrement, diffamation et harcèlement” suite à mes critiques de son exploitation de l’affaire LDL: fin 2020, le Tribunal Judiciaire de Paris a annulé son assignation et l’a condamnée à me payer des frais de justice. Enfin, contrairement au malentendu causé par un communiqué trompeur de Libération en mars 2019 -il osait mentionner une “enquête interne approfondie” (sic) qui n’a pourtant démontré aucun tort de ma part- je n’ai pas été licencié pour faute mais pour “trouble caractérisé” causé par le “traitement médiatique” de l’affaire…initié par Libé. Côté prud’hommes, la procédure d’appel est en cours.]

Revenons à l’article du NYT : sa version initiale est encore lisible via Web Archive. Publié au lendemain du “lundi noir” des mises à pied expéditives décidées par des employeurs terrorisés face aux meutes 2.0., l’article avait été partagé en France par de nombreux journalistes, activistes et universitaires. Le scandale ayant trouvé un écho dans le journal américain de référence, leur indignation s’en trouvait ainsi légitimée, tout comme les sanctions hâtives décidées par des entreprises plus respectueuses des tendances Twitter que du Code du Travail.

Le 15 avril 2021, au lendemain de cette rétractation majeure du NYT dont je vais ici décrire le long processus, Marianne s’en est fait l’écho. Le site évoque “un rectificatif courageux qui pourrait inspirer les rédactions françaises”. Il s’agit à ce jour de l’unique média national français l’ayant signalé à ses lecteurs, alors que ce n’est pas le seul à en avoir été informé, loin s’en faut.

Le contexte des corrections

Les corrections du quotidien américain sont le résultat de plus de deux mois d’échanges initiés le 7 février 2021 avec l’auteur franco-américain de l’article initial. Très professionnel, il a rapidement répondu à mon message privé envoyé via Twitter. Nous avons ensuite conversé au téléphone durant plus d’une heure, et avons eu au cours des semaines suivantes divers échanges documentés par mail. Ils ont abouti, sur ses conseils, à la sollicitation d’un senior editor (rédacteur en chef) basé au bureau londonien du quotidien.

Ma prise de contact avec le NYT à ce moment-là n’avait rien d’un hasard : nous étions au lendemain de la publication dans Marianne d’une enquête intitulée Ligue du LOL : un raté médiatique qui embarrasse la profession. L’article dévoilait notamment une discrète mais capitale déclaration publiée sur son blog par l’une des “accusatrices” les plus médiatisées en 2019, l’autrice-militante Daria Marx. Son billet incendiaire de l’époque -déjà modifié par le passé avec le retrait de noms lâchés en pâture- a été mis à jour fin 2020 avec cette précision fondamentale en conclusion : je tiens également à écrire ici que «La ligue du lol» ne m’a jamais harcelée. Des individus qui appartenaient à ce groupe FB l’ont fait. Je souhaite marquer cette différence car je refuse le récit médiatique de ce qui est devenu une affaire. (…)”.

Dans la foulée de l’article de Marianne, une ex-membre du groupe, injustement attaquée en 2019, avait pris la parole sous son vrai nom pour dénoncer la panique morale survenue deux ans auparavant et ses graves conséquences. Quelques jours plus tard, une autre ex-membre de la LDL publiait pour la première fois son témoignage poignant, de manière anonyme mais reconnaissable — il s’agit d’une ex-consœur passée par Libé, Slate et Rue89/L’Obs avant d’abandonner le journalisme. J’avais naturellement transmis ces témoignages au NYT, ainsi que d’autres documents, à l’image du secret de Polichinelle révélé par Marianne le 19 mars : des contre-enquêtes et entretiens susceptibles d’équilibrer les récits à charge sur la LDL ont été enterrés par certains médias français.

Entre ces nombreuses prises de parole (précédées un an plus tôt par le texte ultra-précis de Vincent Glad) et l’enquête de Marianne, j’estimais avoir assez d’éléments concrets permettant au NYT de revenir sur son article mensonger, d’autant qu’il utilisait notamment comme source la version initiale du billet de Daria Marx.

Voilà qui précise le contexte favorable à ma demande de modifications. Selon le journaliste contacté, cette requête a entraîné plusieurs débats au sein du NYT et diverses options ont été envisagées : soit produire un nouvel article, soit apporter des corrections à celui de 2019, soit publier une Editor’s Note (une “note de la rédaction en chef” pouvant parfois mener jusqu’à la suppression de l’article problématique). C’est finalement l’option des corrections qui a été choisie.

J’ai été prévenu la veille de leur mise en ligne par le senior editor de Londres en charge du dossier. Son courriel se conclut ainsi : “Please accept our apologies for the omissions and imprecisions in the original piece” (“Je vous prie d’accepter nos excuses pour les omissions et imprécisions de l’article initial”). Dire que ces excuses du NYT -renouvelées ensuite en français par l’auteur de l’article- ont été aussi surprenantes que bienvenues relèverait de l’euphémisme.

Pendant ce temps, en France

Le NYT n’est pas le seul média contacté après l’enquête de Marianne de février dernier pour suggérer une actualisation des articles à charge de 2019. A l’opposé des corrections et excuses du quotidien américain, j’ai récolté le silence du journal qui ambitionne d’en être l’équivalent français. J’avais en effet sollicité au même moment la direction du Monde — en l’espèce, Mme Caroline Monnot et M. Alexis Delcambre- pour engager un dialogue autour de la couverture en partie inexacte de l’affaire en 2019 par ce journal de référence. Aucun de ces deux responsables ne m’a répondu, et ce alors qu’un des journalistes du Monde s’apprêtait à sortir un livre célébré par le journal du soir dans lequel il critiquait le traitement médiatique de l’affaire LDL -y compris celui de son propre journal, entre les lignes.

“Rapidement, une liste des membres de la fameuse “ligue” circule sur le réseau, fruit de quelques discussions entre victimes. La liste est approximative, des noms manquent, d’autres seront effacés rapidement. Surtout, elle ne fait aucun distinguo entre vrais “bourreaux” accusés de harcèlement et simples membres de ce fameux groupe Facebook, dont l’objet principal n’était pas de harceler des individus, mais de discuter entre amis”, écrit ainsi Samuel Laurent dans J’ai vu naître le monstre (Les Arènes) sorti le 11 février 2021, moins d’une semaine après l’enquête de Marianne. Et d’ajouter : “Le terme même de “Ligue du LOL” a fini par devenir polysémique, désignant vaguement tout type de harcèlement sexiste dans un média — au grand dam des anciens du groupe Facebook de 2009 [fin 2010, en réalité, ndla], condamnés à arborer pour des années cette étiquette infamante”.

Mi-avril dernier, la mise à jour du papier du NYT n’ayant pas été signalée sur les réseaux sociaux par le journal américain, j’en ai rapidement informé plusieurs médias français. J’ai donné la primeur de l’info à la rédaction de Marianne, compte tenu du rôle joué par leur enquête dans l’obtention des corrections, avant de prévenir de nombreux autres médias : l’AFP, Arrêt sur Images, Le Monde, Le Figaro, Europe1, Le Point, BFM, l’Express, France Inter, Charlie Hebdo, Slate et Télérama.

Dans certains cas, l’info a été envoyée à un(e) journaliste, dans d’autres à la direction. Certains destinataires ont accusé bonne réception et signalé leur intérêt, d’autres n’ont pas répondu. A la décharge de l’AFP, la journaliste destinataire était en congés — nous étions alors en pleines vacances scolaires prolongées. Notons également qu’à défaut de faire un article, Arrêt sur Images (également contacté en février parallèlement au NYT et Le Monde) avait partagé celui de Marianne sur Twitter. Enfin, on peut souligner que l’info avait été relayée sur Twitter par le CDJM (Conseil de déontologie journalistique) et par le service documentation et archives de presse de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille, peut-être le signe que le fiasco LDL est littéralement devenu un “cas d’école”.

Niveau presse locale, Sud-Ouest a signalé l’info dans un bref article, tout comme l’a fait un peu plus tard la Voix du Nord dans d’improbables circonstances qui méritent d’être rappelées ici.

Le 16 avril, un article-billet évoquant l’affaire avait été brièvement mis en ligne sur le site de La Voix du Nord. Intitulé “Médias : de l’urgence d’apprendre à réparer”, il revenait sur les corrections du NYT, et l’on pouvait y lire : “les médias ont tout à gagner à la transparence sur leurs imperfections”. Ironiquement, peu après sa publication, l’article était supprimé du site sur demande de la rédaction en chef de la Voix du Nord. En guise de compromis suite à des interrogations en interne, une brève reprise de l’article de Marianne sera mise en ligne quelques jours plus tard sur le site du quotidien régional.

Ce qui nous emmène donc au constat suivant :

  • en 2019, l’article de Checknews commis en 2 jours, publié sans relecture d’un rédacteur en chef et à l’insu de la direction de Libé a été repris illico et sans prudence par l’intégralité de la presse française puis mondiale, certes encouragée par une succession de mea culpa (souvent erronés) publiés par des mis en cause alors sous une pression insoutenable.
  • en 2021, des corrections approfondies atomisant le storytelling de 2019 et publiées après divers débats internes au New York Times n’ont été reprises que par un seul média national français.

Si ce contraste est accablant, soyons honnêtes : ne pas relayer les corrections du NYT n’a rien d’un scandale en soi. Le NYT n’a en effet rien révélé, il a seulement admis et corrigé des erreurs commises dans son traitement de l’affaire, connues depuis des mois par tous les observateurs du dossier. En revanche, la presse française ayant commis les mêmes erreurs, l’exemple du NYT devrait être l’occasion pour elle de s’extirper du statu quo délétère actuel: l’idée n’est pas tant de produire de nouveaux articles, sauf si l’actu le dictait, mais de “réparer”, pour citer l’article “fantôme” de la Voix du Nord, les productions à charge de 2019.

Les calomnies de 2019 cimentées dans Google

Entre février et mars 2019, 652 articles sur l’affaire LDL ont été publiés dans la presse nationale dixit un article académique lui-même voué à être prochainement amendé. La quasi totalité des articles de l’époque ont été pondus à la hâte pour coller à la frénésie de Twitter : “nous aurions pu faire un travail de meilleure qualité si nous avions eu plus de temps”, a depuis concédé une ex-journaliste de Numerama co-signataire d’“enquêtes” contenant des erreurs signalées mais jamais corrigées.

Aucun des articles de l’époque n’a été mis à jour, à l’exception de quelques anonymisations après demande de personnes mises en cause. Ces demandes, longtemps rejetées, reçoivent a priori un meilleur accueil désormais, même si certains médias restent intransigeants, parfois pour des raisons discutables. Un célèbre média francophone a ainsi refusé à plusieurs reprises la demande d’anonymisation d’un ex-membre de la LDL licencié en 2019, au motif que “donner suite à [cette] demande reviendrait à effacer le passé”, avant d’invoquer une jurisprudence européenne concernant des personnes accusées…d’assassinat.

La politique de l’autruche et le déni collectif qui paralysent la presse française ont pourtant encore de sérieuses conséquences pour les personnes mises en cause. Depuis 2019, divers ex-membres de la LDL en recherche d’emploi ont vu des négociations d’embauches pourtant bien engagées tomber à l’eau en raison de résultats Google calomnieux. Au-delà des noms salis, c’est tout le récit initial qui nécessite d’être déconstruit comme l’a fait le NYT.

Parmi tous les exemples à disposition, prenons Mediapart, tant le site est reconnu pour la qualité de ses enquêtes : leurs articles sur l’affaire, tous à charge, sont regroupés pour des raisons d’ergonomie et de référencement dans un dossier intitulé #MeToo : les médias secoués par plusieurs scandales. Outre le choix du terme #MeToo associé aux violences sexuelles, qui cimente un amalgame infondé (aucun ex-LDL n’a été associé à des cas de harcèlement sexuel en rédaction), la présentation de l’affaire en haut de page relève de la falsification:

Ici comme ailleurs, la Ligue du LOL est dépeinte au mépris des faits comme une référence majeure du sexisme dans le milieu médiatique, comme s’en alarme Samuel Laurent dans son livre précédemment cité. Le journaliste du Monde y écrit : “(…) S’y sont amalgamés d’autres histoires, d’autres cas de harcèlements et de comportements sexistes, à France Télévisions, Vice ou au Huffington Post. Bien que n’ayant rien à voir avec la Ligue du LOL, ces affaires sont sorties au même moment, ajoutant encore du poids à cette dernière”.

En parlant d’un “petit club d’hommes (…) accusés d’avoir harcelé, pourchassé (sic) et dénigré des femmes”, le bref texte de Mediapart verse dans la calomnie complotiste, mais aussi dans le pur sexisme. Il est ainsi paradoxal de constater qu’un site en pointe sur les questions de discriminations et doté d’une gender editor persiste à invisibiliser les nombreuses femmes ayant été membres de la LDL afin de ne pas affaiblir son angle trompeur. Au-delà des récents témoignages de femmes ex-LDL cités plus tôt, le mythe du “boy’s club” parsemé de rares “schtroumpfettes” a pourtant été plusieurs fois démonté : cf la parution en septembre 2019 du billet “Je suis une femme et j’ai été membre de la ligue du lol” publié par une ex-membre, par ailleurs invitée en plateau par Arrêt sur Images en 2020.

“Le rectificatif, un impératif”

Le maintien en ligne de telles fadaises n’est pourtant pas une fatalité, comme l’a montré l’exemple du NYT : quelques heures de travail suffiraient pour “amender” (un peu) le fiasco de 2019. Voilà ce que j’ai écrit à la direction de la rédaction d’un célèbre hebdomadaire durant un échange de courriels :

“Il me semble que l’initiative du NYT devrait être l’occasion pour [votre magazine] de corriger à son tour sa production passée, sans forcément dépublier ou réécrire en profondeur des papiers (vu leur nombre, la mission serait longue). Il ne s’agit pas de réécrire l’histoire, ce qui est fait est fait, hélas. Mais des solutions relativement simples me paraissent envisageables, comme anonymiser les mis en cause dans tous les papiers (c’est déjà le cas d’ailleurs pour [certains ex-membres du groupe]) et ajouter un nouveau texte/disclaimer “générique”, en haut de chaque publication, pour alerter des erreurs et amalgames du traitement médiatique”.

Depuis l’envoi de ce mail, le Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM) a justement publié un guide de bonnes pratiques en matière de “rectification des erreurs”. Le CDJM -qui n’existait pas encore au moment du scandale- écrit : “la rectification des erreurs doit se faire de façon systématique, rapide, explicite, complète et visible. Il faut maximiser les chances que le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur soit informé de l’erreur commise”. Par ailleurs, le CDJM recommande ceci : “la page d’un article web erroné ne doit pas être supprimée, au risque que les prochains visiteurs atterrissent sur une page d’erreur, mais doit être modifiée, jusqu’à son titre si nécessaire”. J’ai découvert un parfait contre-exemple, en l’espèce un article publié par le magazine NEON le 12 février 2019, récemment supprimé. Très partagé, ce texte avait pour titre une accusation délirante : “Ligue du Lol : «Ils ont été engagés parce qu’ils harcelaient», Valérie Rey-Robert, féministe victime de leur cyber harcèlement”.

Cet entretien de l’influente blogueuse féministe était encore en ligne fin 2020 dixit WebArchive. Au cas où sa suppression aurait été un bug, j’ai écrit au rédacteur en chef de NEON pour lui signaler, en concluant ainsi : “Même si je me réjouis de constater la disparition d’articles mensongers citant mon nom, le fait est que la suppression de telles ressources pourrait nuire aux travaux en cours et à venir tant sur le plan journalistique (contre-enquêtes), qu’universitaire (recherches) et judiciaire (procédures prud’homales), pour faire la lumière sur le fiasco médiatique de 2019 et ses graves conséquences”.

Je n’ai pas eu de réponse du rédacteur en chef, et l’article n’a pas été remis en ligne depuis : on peut donc en déduire que cette suppression était volontaire, potentiellement sur demande de la personne interviewée. Si les médias commencent à supprimer en catimini leurs articles gênants sur la LDL, il ne restera plus grand chose pour nourrir la logorrhéique fiche Wikipedia consacrée à l’affaire.

Le malaise Wikipedia

L’article Wikipedia consacré aux accusations de 2019 et leurs conséquences est le premier résultat proposé par Google à la recherche “Ligue du LOL”. A ce jour, il est littéralement deux fois plus long que celui consacré à l’affaire d’Outreau. Deux avertissements le précèdent : “Cet article ne respecte pas la neutralité de point de vue (mars 2020)”, suivi par “cet article ou cette section n’est pas rédigé de façon équilibrée, et donne à certains aspects ou points de vue une importance disproportionnée (mai 2020).” Théâtre de nombreux débats entre contributeurs, cette page débute ainsi — le gras de certains passages a été ajouté par mes soins :

“La Ligue du LOL est un groupe Facebook privé créé en octobre 2010 par le journaliste Vincent Glad et regroupant des hommes et des femmes, blogueurs, journalistes, communicants, publicitaires parisiens, parmi les utilisateurs les plus influents de Twitter en France à l’époque. En février 2019, certains de ses membres et d’autres personnes extérieures au groupe sont accusés de s’être livrés à du harcèlement, coordonné, parfois à connotation sexiste, antisémite ou homophobe.

Rien qu’avec ces deux premières phrases, ce début de résumé introductif fait mieux que la quasi totalité des médias puisqu’il respecte la chronologie, n’élude pas la mixité de la LDL et rappelle que les accusations graves ne visent pas tout le groupe, loin de là, mais aussi des personnes qui n’en étaient pas membres. Les choses se gâtent toutefois au fur et à mesure de l’article qui proposait encore jusqu’à peu une liste (partielle et 100% masculine) de noms de “membres connus” de la LDL. Malgré un avertissement en mode “cela ne présume en rien de leur culpabilité”, la chose évoquait ces recensions de “complices notoires” dans les fiches consacrées aux grands criminels. Et ruinait au passage le référencement Google d’une dizaine de personnes dont la majorité n’était accusée de rien.

Comme toute entrée Wikipedia, celle-ci est basée sur des sources externes jugées “légitimes”, en l’occurrence la presse. En toute logique, si la couverture médiatique d’une affaire est défaillante, la page Wikipedia associée le sera également. D’où la nécessité pour les médias de revenir sur leurs erreurs, afin de permettre à Wikipedia d’éviter leur répétition. Étrangement, à l’heure où sont écrites ces lignes, la dernière modification de la page date du…13 avril 2021, soit la veille du revirement du NYT [trois autres corrections mineures ont été depuis apportées entre le 31 mai et le 4 juin, ndla].

Aucun contributeur de l’encyclopédie collaborative n’a signalé la remise en question du storytelling de l’affaire par le grand quotidien américain, pourtant signalée par Marianne. Un “oubli” d’autant moins compréhensible que l’article initial compte parmi les références de l’article, affiché sous son ancien titre accusateur depuis modifié par le quotidien :

Le témoignage de Daria Marx cité plus tôt et modifié avec une mise à jour fondamentale critiquant le traitement médiatique de l’affaire fait lui aussi partie des références, mais lui aussi uniquement dans sa version initiale obsolète :

Je ne suis pas contributeur de Wikipedia et n’ai pas l’intention d’alimenter la page consacrée à l’affaire LDL, même sous un faux nez. Pas seulement par éthique, mais aussi parce que la tâche serait aussi chronophage qu’incertaine, et je doute que ma santé mentale en sorte grandie. Je n’ai pas non plus envie (ni les moyens) de faire appel à une société spécialiste en e-reputation pour “faire le ménage”. Je connais et respecte les “règles” de Wikipedia, et c’est en grande partie la raison pour laquelle j’appelle la presse à corriger ses erreurs.

Il est donc décourageant de voir que de rares avancées majeures dans les médias restent ignorées par les Wikipédiens, par inadvertance sincère pour certains, par choix revendiqué pour d’autres. Certains des contributeurs les plus actifs de la page, en particulier celui-ci, ne cachent en effet pas leur parti-pris méprisant et agressif envers les mis en cause, en contradiction avec le principe de neutralité prôné par Wikipedia. Le contributeur influent concerné -un professeur agrégé d’histoire qui a le mérite d’œuvrer sous son vrai nom- avait même osé évoquer “un retournement victimaire et un nettoyage de CV pour la postérité” dans l’onglet Discussion lorsque l’article Medium de Vincent Glad avait motivé en 2020 des “rééquilibrages” de la page.

Qu’attendre de Wikipedia, au-delà des actualisations des références et d’une prise de recul des contributeurs-inquisiteurs (minoritaires, heureusement) refusant toute remise en cause du récit initial ? Compte tenu de sa visibilité et de son rôle dans la “mémoire d’Internet”, Wikipedia devrait a minima souligner dès le début de l’article l’emballement médiatique et les amalgames dévastateurs qu’il a causés, tout en s’interrogeant sur la pertinence de la taille totale de l’article.

La quantité de calomnies publiées en 2019 rend impossible la rectification intégrale des erreurs encore lisibles sur le web. Si les médias font quasi tous la sourde oreille, plusieurs journalistes ayant écrit sur l’affaire ont pourtant fait, individuellement et à des degrés divers, leur mea culpa pour leur contribution à l’hystérie de 2019. Citons l’ex-directeur adjoint de la rédaction de L’Express qui avait signé un billet gênant sur l’affaire à l’époque, avant de reconnaître en décembre 2019 : “La #LigueduLOL nous a rendus dingues”. Même si cela semble naïf, je ne désespère pas que l’expression “Ligue du LOL” devienne à terme ce qu’elle devrait être depuis longtemps : un nouveau synonyme de “Rumeur d’Orléans”.

Il peut sembler paradoxal de se plaindre d’être associé à une affaire infamante tout en publiant un énième long article Medium à ce sujet sous mon nom. J’anticipe déjà les méprisants commentaires du type “alerte OUIN-OUIN” que certains lâcheront en réaction, quand d’autres fustigeront ces remarques d’un définitif “c’est bon, faut passer à autre chose, tout le monde a oublié”. La trentaine de personnes souillées par la couverture médiatique disproportionnée et à charge de 2019 n’a pourtant rien oublié. Et Google non plus.

Mise à jour, 09 mars 2022 :

Depuis la publication de ce texte, au moins deux informations importantes autour de l’affaire se doivent d’être signalées. Le magazine Les Inrocks a été condamné en septembre 2021 pour avoir licencié sans «faute réelle ni sérieuse» son ex-rédacteur en chef mis en cause dans l’affaire Ligue du LOL. C’est une condamnation définitive, Les Inrocks n’ayant pas fait appel.

L’autre info, qui concerne directement le sujet du présent texte (médias & Wikipédia), a été ainsi résumée par l’encyclopédie collaborative :

Le 4 décembre 2021, Arrêt sur images publie une autocritique de son propre traitement de l’affaire. Le journaliste et médiateur Loris Guémart y écrit, d’une façon générale : «Deux ans et demi après l’article de CheckNews, on peut affirmer sans se tromper que le torrent médiatique était disproportionné. Les enquêtes ont porté un préjudice parfois grave et pas forcément justifié à une partie de celles et ceux qui furent rattachés au groupe Facebook.» Une journaliste de la rédaction, qui officiait à l’époque, déclare à propos de l’un de ses articles que « s’il y a eu un emballement, on est tombés dedans » et regrette « d’avoir pris pour argent comptant l’ensemble des témoignages à charge de militantes et journalistes féministes diffusés sur les réseaux sociaux ». Le site décide de faire précéder tous les articles antérieurs évoquant l’affaire d’un encadré sous forme de mise en garde : «Ce texte fait partie du dossier “Ligue du LOL”. Il est susceptible, à ce titre, de contenir des approximations et des erreurs.» et renvoie au billet pour la liste de ces erreurs.

Tout est dit dans ce passage. Et c’est une info majeure car contrairement au New York Times (média étranger, qui n’avait qu’un seul article à modifier), Arrêt sur Images est un média français qui a modifié plus d’une dizaine d’articles. Depuis cette modification, contact a été pris avec deux grands médias français qui “réfléchissent” aux actions envisageables.

Par ailleurs, un détour vers l’historique de la page Wikipedia “Affaire de la Ligue du LOL” montre que ce passage sur le mea culpa d’Arrêt sur Images a été ajouté le 19 février 2022, soit plus de deux mois après les correctifs du site, largement relayés et commentés sur les réseaux sociaux. Ce délai improbable éclaire le propos du présent texte sur les limites de Wikipedia, dont les contributeurs bénévoles n’ont évidemment pas les mêmes responsabilités que des journalistes. L’encyclopédie en ligne a encore du mal à s’affranchir du storytelling mensonger initial, pourtant largement déconstruit, qui a cimenté cette triste affaire.

Mise à jour, 02 août 2022 :

Plus de trois ans après l’affaire, Libération a été condamné pour le licenciement abusif de Vincent Glad. Selon France Inter, le jugement des prud’hommes relève que la direction du journal, qui avait assuré avoir lancé une enquête interne n’en a jamais transmis “les conclusions précises ni par voie de presse, ni à Monsieur Vincent Glad lui-même, ce malgré la sommation de communiquer”, ce qui fut évidemment le cas pour moi aussi. Inter ajoute : “dans la mesure où la direction n’a réalisé “aucun travail de tri des élements à charge et à décharge”, le caractère vexatoire du licenciement est retenu”. Libé devrait a priori faire appel. Cette décision -encore trop généreuse avec Libé dont elle ne remet pas en cause les manquements journalistiques à l’origine du traitement médiatique- est bien sûr encourageante pour moi. J’attends avec impatience mon appel, interjeté fin 2020 mais toujours non audiencé à l’heure actuelle.

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Alexandre Hervaud

Rédacteur par-ci, par-là. En recherche de missions/contrats. Lisible et joignable via Twitter (@AlexHervaud)