Du journalisme sous crack au dressage du Tiger King, la folle vie de Rick Kirkham

Alexandre Hervaud
5 min readApr 7, 2021

[Préambule] Lors du premier confinement, au printemps 2020, j’ai participé à l’aventure SURVI. Derrière cet anagramme de “virus”, on trouve un webzine collectif, bordélique et généreux lancé par un camarade nantais, l’auteur Sylvain Chantal — je vous conseille son livre Turco, tout comme son prochain bébé Fièvre de cheval qui sortira en mai. Ou plutôt on trouvait puisque le site, http://virus-survi.fr/, est désormais hors ligne, plus ou moins volontairement. L’hébergement n’a pas été payé pour une année supplémentaire, ce qui va très bien à Sylvain (“c’était une performance éphémère et, comme tout performance, elle n’avait pas vocation à s’inscrire dans le temps”). Un point de vue que je comprends, d’autant qu’à relire ce que j’avais pondu à l’époque, il est clair que toute prose balancée en ligne ne mérite pas forcément la postérité. J’ai toutefois envie d’archiver ici certains des billets publiés alors (ma rubrique, intitulée “C’est tout vu”, proposait surtout des recommandations culturelles), d’autant que la plupart ne semblent pas conservés sur WebArchive. J’ai hésité à les publier sur mon Tumblr, mais l’édition de texte y est tellement pénible que j’ai opté pour Medium, ce qui permettra au passage à cet espace de ne plus être aussi “monomaniaque”. Bonne lecture.

Date initiale de publication : 17 avril 2020

Bientôt un mois après sa sortie mondiale, et malgré la prédominance coronavirale de l’actu, qui n’a pas encore entendu parler du phénomène Tiger King ? Série documentaire Netflix en sept épisodes -un huitième épisode “aftershow” tourné en mode webcam-quarantaine a depuis été ajouté-, ce concentré de malaise redneck (titré chez nous Au royaume des fauves) raconte l’improbable chute d’un patron de zoo zinzin, un polygame gay mégalo baptisé Joe Exotic actuellement emprisonné pour avoir tué illégalement des tigres et, surtout, commandité le meurtre -jamais commis- de son ennemie jurée.

Avant de me lancer dans ce show désormais culte (le qualificatif est trop souvent galvaudé, j’en conviens, mais pas dans le cas présent) pour de bonnes comme de mauvaises raisons, j’avais vu passer un commentaire sur Twitter teinté d’une emphase suspecte, qui disait peu ou prou : “chaque intervenant visible dans ce truc mériterait son propre documentaire”. Après avoir vu la chose, je ne peux qu’approuver une telle opinion. Mais, surprise : pour au moins un des personnages hauts en couleur révélé par cette série, c’est déjà le cas, et ce depuis 14 ans.

Parmi le “casting choral” de Tiger King, l’un des plus mystérieux, tout droit sorti d’un polar déluré des frères Coen dont il serait le narrateur omniscient, est Rick Kirkham. La série nous le présente comme un vieux routier du journalisme TV, un temps spécialisé dans les reportages en sports extrêmes, et qui avait flairé le filon Joe Exotic en devenant producteur de sa web TV, le tout dans l’espoir d’en tirer un lucratif show de télé-réalité.

Première surprise : Kirkham n’a pas attendu Netflix pour passer de l’autre côté de la caméra : il en a même l’habitude depuis son adolescence puisque ce natif de l’Oklahoma filme sa vie quotidienne depuis ses 14 ans ! D’abord de manière parcellaire en pellicule, puis plus intensif en vidéo en mode confessions intimes face caméra, le gonze a accumulé plusieurs milliers d’heures d’archives personnelles. Narcissisme pathologique? Exhibitionnisme décomplexé pré-Instagram? Peu importe, car si une telle auto-documentation n’aurait que peu d’intérêt dans le cas d’un pékin lambda, la vie de Kirkham était déjà rock’n’roll bien avant de croiser la route de Joe Exotic. Cet ancien toxicomane accro au crack a ainsi longtemps concilié -ou du moins essayé- sa vie professionnelle publique et ses pratiques addictives privées dignes de Pete Doherty, le tout culminant sans doute dans cette légendaire anecdote : Kirkham a un jour interviewé tout en étant complètement défoncé le président George H.W. Bush, pourtant fervent acteur de la “war on drugs”.

Sans surprise, le comportement autodestructeur de Kirkham, outre plusieurs licenciements, a eu de fâcheuses conséquences sur sa vie familiale, qu’il a continué à documenter même pendant les pire moments. Cette matière filmique aussi puissante que gênante, Kirkham l’a lui-même transmise à un réalisateur afin de raconter son histoire et prêcher la bonne parole anti-drogue. Pensez-donc : 3000 heures de rushes d’un journal intime gonzo à dépiauter, sélectionner et monter. C’est à Michael Cain, fondateur d’un festival de ciné texan, que Kirkham, une fois devenu clean, a confié “sa vie”, ou du moins les traces qu’ils en avaient conservées sur cassettes. Avec l’aide du monteur Matt Radecki, Cain a transformé ce journal de bord au long cours en puissant documentaire, TV Junkie, présenté au festival de Sundance en janvier 2006, où il avait remporté le prix du public du meilleur docu, et dont voici la bande-annonce :

Comme si le drama montré à l’écran (et Dieu sait qu’il y en a) ne suffisait pas, la présentation du film, projeté également cette même année au festival suisse de Locarno, s’est accompagnée d’une lutte judiciaire entre Kirkham et son ex-femme, régulièrement visible dans le montage final aux côtés de leurs enfants, notamment le temps d’une scène traumatisante de dispute s’achevant par l’arrivée de flics venus arrêter le mari violent. Cette bisbille judiciaire, qui s’est achevée par un accord financier avec l’ex-épouse pas vraiment jouasse devant le résultat (qu’elle avait découvert dans le public du festival texan SXSW, au lendemain d’une belle engueulade avec Kirkham), n’a pas vraiment aidé le film côté distribution. Un an après Sundance, il avait tout de même joui d’une bonne exposition outre-Atlantique en étant diffusé sur HBO.

Treize ans après ce passage sur la chaîne des Soprano et de The Wire, c’est désormais sur YouTube, et en bonne qualité, qu’on peut l’apprécier : ce filou de Kirkham, pressentant certainement l’exposition à venir offerte par Tiger King, l’a lui-même mis en ligne le 1er mars 2020, soit trois semaines avant l’arrivée sur Netflix de la série documentaire qui lui vaut désormais une reconnaissance internationale. Ces derniers jours, on l’a ainsi vu dans moult late show américains et norvégiens car oui, le bonhomme vit en Norvège depuis plus de deux ans : il y a épousé sa copine autochtone et vit paisiblement au pied de jolies montagnes à en croire son profil Facebook, tout en bossant en freelance pour des projets locaux.

TV Junkie, visible ci-dessus sans sous-titres, rappellera à certains le choc Tarnation, cet autoportrait poignant du texan Jonathan Caouette sorti au cinéma en 2004, dont il avait tiré une sorte de suite en 2012, Walk Away Renée. Et s’il reste encore des gens n’ayant pas pris le temps de se plonger dans Tiger King, on leur conseillera de regarder ce documentaire avant : leur regard sur Kirkham, cet anti-héros passionnant mais peut-être pas si fiable que ça, devrait ajouter une saveur particulière à cette série phénomène dont on n’a sans doute pas fini d’explorer le bestiaire hallucinant.

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Alexandre Hervaud

Rédacteur par-ci, par-là. En recherche de missions/contrats. Lisible et joignable via Twitter (@AlexHervaud)